Quelques évidences : la mémoire est sélective, elle est constituée d’assemblages, de superpositions, de bouts de réel réévalués, réinventés, de fictions qui résultent de nos vies et qui peuvent alors s’écrire, se réécrire, se transformer en œuvres, en rêves et en insomnies. J’appelle tout ça des récits; ça m’amuse et ça m’angoisse parce qu’en célébrant cette part construite de la mémoire jusqu’à l’appeler fiction, j’en arrive à oublier des détails, à en inventer et à mêler dates, âges, faits. Mon second retour au Chili se tient dans une errance mémorielle insaisissable. J’ai dû demander à mon père l’année de ce voyage. Il m’a dit 2003. En 2003, j’avais 21 ans. Ça me semble juste, tellement juste que ça me semble faux.
21 ans, ce n’est pas si jeune, pourtant je me souviens de ce voyage, et du précédent, comme on se souvient à peine de notre tendre enfance : bribes, flous, fragments volatiles et précaires d’histoires flottantes, transparentes. Des impressions, une accumulation d’impressions. Et par endroits, des images, des histoires, des sensations et des émotions vives, féroces, assourdissantes de vérité. Le doute, pourtant, s’occupe toujours de précariser ce qu’on croit voir avec clarté. Je retourne alors à l’écriture, je re-fabrique les récits de ces bouts de réel dont je me souviens le mieux.
2003, 21 ans. C’est un bon début. Le voyage a duré 2 semaines, j’en suis certain, parce que je me souviens qu’après la première semaine de notre séjour mon père répétait une expression cynique qui m’agaçait : ya estamos en cuenta regresiva. Anxieux, j’ai souvent compté les jours avant la fin, incapable de « profiter du moment présent », comme on dit. J’ai honte de percevoir les voyages, les romans, les bons spectacles, même certaines amitiés, comme des montagnes : rendu au sommet, j’appréhende aussitôt la descente, je m’y prépare avec peur et prudence en oubliant de contempler le merveilleux paysage, de profiter du silence et de sentir sur ma peau le vent frais des hauteurs. C’est peut-être aussi un peu à cause de cette angoisse que je suis obsédé avec l’hybridité des récit et leur infinitude, comme une façon de me forcer à les considérer autrement, leur donner des formes moins montagneuses, plus diffuses, plus éparpillées comme le sont les images et les souvenirs qui peuplent notre mémoire, comme je crois le sont les familles, surtout celles où les membres répètent comme une refrain qu’ils et elles sont si uni.e.s.
Je ne sais plus pourquoi nous sommes retournés au Chili en 2003. C’est une drôle d’histoire remplie de non-dits : je m’étais récemment réconcilié avec mon père qui avait eu du mal à accepter mon homosexualité. En peu de temps, quelques mois à peine, il était passé d’un humiliant et violent rejet à l’empathie, de la domination machiste à l’écoute, des attaques et accusations répétées au pardon. Mes parents l’ignorent peut-être encore : peu de temps avant ce voyage, peut-être un an (mais encore, je mêle les dates et les événements), j’avais décidé de rester à la maison, de résister à mon envie de fuir ma famille, peut-être par dépit et par manque de courage, peut-être aussi parce que je voyais bien que ma sœur et ma mère, solidaires avec moi à différents niveaux, subissaient elles aussi le conflit intérieur que mon père n’arrivait pas toujours à contenir, peut-être encore parce que je savais que mon père était capable d’amour et de compréhension autant que j’étais capable de résilience et de pardon. Ce n’était qu’une question de temps. En 2003, à mes 21 ans, le temps était passé, nos relations s’étaient améliorées, nous avions beaucoup discuté, j’étais désormais un adulte, relativement autonome, et mes parents avaient accepté que ma vie privée resterait privée, que cette distance nouvelle qui s’était installée entre nous n’était pas une frontière infranchissable mais bien la voie de passage sur laquelle reconstruire, dans le respect des limites et dans l’ouverture, notre relation.
En 2003, à mes 21 ans, je venais de traverser des épreuves marquantes, je venais de choisir la voie devant une certaine croisée des chemins. La poussière était retombée. C’était le bon moment pour passer un peu plus de temps avec mon père. Je me souviens qu’il m’ait demandé de l’accompagner au Chili. J’ai interprété cette invitation comme une main tendue. J’ai tendu la mienne en acceptant.
Je ne me souviens pas pourquoi mon père devait partir au Chili, mais c’était urgent. Un truc d’argent, peut-être, ou une maladie. Ma grand-mère mourait quelques années plus tard, subitement. Ça n’a peut-être rien à voir. Je tisse les événements par instinct; le Chili est pour moi formé d’événements isolés que je peine à relier.
Le voyage est donc urgent et, je crois, malheureux. Le jour de notre départ, j’ai surpris ma mère tenter en vain d’étouffer ses sanglots, la tête déposée contre l’épaule de mon père, en chuchotant no te vayas, no te vayas. Ses supplications exagérées m’ont fait comprendre qu’il y avait dans ce voyage une dimension tragique que j’ignorais. Le corps de mon père – droit, dur et sans émotion – était si opposé à celui de ma mère – courbé, tremblotant, paniqué – que j’ai imaginé au centre de ce voyage quelque chose comme le résultat d’une relation de domination dont je ne voulais rien savoir. J’ai fermé les yeux sur cette scène, je suis retourné dans ma chambre, j’ai attendu quelques minutes, je suis ressorti et, comme ce fut souvent le cas chez moi, j’ai constaté que tout était revenu à la normale, comme si rien ne s’était passé.
Du voyage, je me souviens de très peu de choses, entre autres parce que je mélange ce retour avec le précédent. Je me souviens d’avoir passé beaucoup de temps avec mon cousin Hans, et aussi avec un de ses voisins, un certain Daniel, sensible et beau. Je les observais être jeunes et chiliens. Nous fumions des cigarettes dans la Plaza près de chez eux à Viña del Mar, et ils m’enseignaient des chilenismos que je ne comprenais pas et dont je me sers parfois aujourd’hui. Je me souviens de notre arrivée chez ma cousine Griselda, à Santiago, qui m’a salué avec émotion en disant hola primito, et de mes pensées : je suis son cousin, elle est ma cousine, c’est comme ça que les couin.e.s se saluent. Son fils, mon petit cousin Felipe, éclatait en larmes quand on lui disait au revoir; cela me touchait particulièrement, et je n’arrivais pas à m’en amuser comme les autres. Mon père lui disait, en riant, no llores, et je pensais le contraire : pleure, petit, pleure toutes les larmes de ton corps, c’est vrai que les adieux sont horribles.
Je sais que nous avons profité, mon père et moi, de notre bref passage à Santiago pour parcourir la ville, et particulièrement le centre-ville où se trouvent lieux de mémoire, monuments et édifices gouvernementaux. Aujourd’hui, je ne vois plus ce quartier à travers les yeux de mon père qui m’y avait pourtant raconté certaines anecdotes qu’il a répétées pendant notre entretien. Mes voyages suivants, celui de 2013 et mon retour actuel, ont sauvagement supplanté celui de 2003 et n’ont laissé trainer que quelques retailles de souvenirs plus ou moins indépendants. Le pays les relie, évidemment, mais aussi notre famille, et plus précisément mon adaptation à cette famille, mes chocs familiaux, toutes ces fois où, mi spectateur et mi acteur en coulisses, j’expérimentais ma différence avec les membres de ma famille. C’est ainsi que je perçois ce second retour, c’est ainsi du moins que j’en fais le récit aujourd’hui, à partir de Santiago, alors que je réalise peu à peu que ce projet est beaucoup plus familial que je ne le croyais, que ma présence parmi eux n’est plus de l’ordre du spectateur ou de l’acteur de seconde zone, que les membres de ma famille chilienne se permettent, grâce à la relations que nous bâtissons, de réévaluer leur rôle et la place qu’ils et elles occupent à même notre histoire.
Aujourd’hui je réalise également, dans une drôle de dépendance que j’arrive mieux à admettre parce que je l’ai peut-être moi-même provoquée, que j’ai besoin de cette famille pour réévaluer à mon tour notre culture familiale et la place que j’occupe dans nos récits, celui de notre exil, aussi celui de mes retours. Pour preuve : j’ai dû demander à mon père l’année de notre voyage.