Cajitas de historias

A story is told to invite talk around it. One can take it as a shallow piece of entertainment; or one can receive it as a profound gift traveling from teller to teller, handed down from generation to generation, repeatedly evoked in its moral truth and yet never depleted in its ability to instruct, to delight and to move. For me, this tale functions at least on three levels: as a cultural marker, a political pointer and an artistic quest.

Trinh T. Minh-ha

C’est maintenant une tradition : quand je vais à Viña del Mar, je demeure chez ma cousine Jany, accueillante et généreuse. Notre relation a évolué rapidement; elle s’est particulièrement consolidée pendant mon dernier séjour au Chili, il y a cinq ans, au cours duquel j’ai logé chez elle pendant près de deux semaines. Jusque là, nous nous connaissions peu : pour elle, comme pour la majorité des personnes de ma famille chilienne qui ne m’a pas connu adulte, j’étais sans doute une abstraction façonnée de langues, de cultures et de valeurs différentes des siennes, une abstraction qu’on tente de rendre plus saisissable en retournant au souvenir unique del Nickito, ce bébé calme et tendre qui a quitté la famille à 4 ans. Quant à moi, aller vivre chez Jany en 2013 était l’occasion de mieux connaître celle qui, au Chili, était la meilleure amie de mon frère, sa cousine la plus intime; j’ai toujours su que le deuil de mon frère, lorsque nous avons quitté le pays, portait le nom de ma cousine Jany et de mon cousin Hans. Un jour j’ai entendu mon frère dire avec une vive émotion qu’il souhaitait que ses enfants aient des cousin.e.s (phrase que ma cousine a répétée pendant l’entretien), ce que je n’ai jamais connu; mon frère souhaitait en réalité que ses enfants connaissent ce qu’il a perdu.

Jusqu’en 2013, Jany et moi étions presque des étrangers reliés par l’absence qui fragilisait la filiation familiale. C’est ce que je croyais, du moins, mais j’ai vite compris, lors de cette visite, que cette fragilité venait de moi, pas d’elle, pas des membres de ma famille restée au Chili. C’est qu’ils et elles avaient justement cette image del Nickito toujours fraiche et figée dans leur mémoire, tandis que je n’ai que des vides, quelques images furtives, quelques paroles, les histoires et relations des autres, et toutes sortes d’artéfacts volatiles et trop précaires pour être véritablement considérés comme des socles suffisamment solides pour soutenir mes récits ou quelconque relation réelle. Jany savait que j’étais désormais adulte, artiste, intellectuel, homosexuel; je savais que Jany était adulte, juge, mère et divorcée. Pourtant nous n’oublierons jamais les effets de l’absence et de la distance : el Nickito est toujours aussi vif dans sa mémoire à mon égard comme l’est, dans ma mémoire à son égard, la cousine intime et préférée de mon frère. C’est à partir de ces deux socles que notre relation s’est bâtie. Rapidement, au fil de mes visites, Jany et moi sommes arrivé.e.s à nous tailler une relation qui nous est propre, faite d’anecdotes partagées, de conversations, de visites des merveilles de sa région et de célébrations familiales. C’est pour cela que cet entretien s’est tenu dans la plus grande simplicité.

Jany est connue dans sa famille pour être une femme sérieuse, studieuse, rationnelle. Fidèle à sa réputation, elle m’a avoué avoir réfléchi longuement à ce qu’elle dirait pendant cet entretien, de manière à m’offrir des réponses honnêtes et sérieusement construites. Pour cela sans doute Jany n’a pas eu besoin de mes questions pour entrer dans les détails de son récit qui, d’ailleurs, ressemble en grande partie à celui de ses parents et de la majorité des personnes de ma famille chilienne : selon elle, notre exil était provoqué uniquement pour des raisons économiques, non pas politiques.

 

Cette justification semble au premier regard vider notre exil de toute considération politique, prétextant alors que les conditions économiques de ma famille, notre pauvreté, n’étaient pas le résultat d’une situation politique qui encourageait la violation des droits humains dans le pays (c’est parce que mon père était syndicaliste et militant pour le parti socialiste qu’il a perdu son emploi d’enseignant). Mais ce qui importe ici n’est pas la vérité (d’ailleurs la perception qu’a ma cousine de notre histoire est loin d’être fausse), pas même la manière dont on lit l’histoire afin de construire un récit qui correspond à nos valeurs, à nos idéologies et à notre adhésion ou opposition aux stratégies étatiques en termes de justice, de mémoire et de réparation. Ce qui semble importer dans le récit de ma cousine, c’est la transmission.

Effectivement, en valorisant avant tout les relations familiales et intergénérationnelles, Jany répète à plusieurs reprises que sa version de notre histoire correspond à celle qu’on lui a racontée. Elle va même jusqu’à considérer des versions alternatives et hypothétiques du même récit, différentes histoires qu’elle raconterait si ses parents avaient davantage insisté sur la dictature, si les mots disparition, mort et torture avaient été prononcés. Consciente de la part construite de son histoire, elle finit par créer une logique particulière pour mieux cadrer son récit : notre exil serait pour elle chose amère si nous avions véritablement quitté le pays pour des raisons politiques, pour fuir la dictature et une persécution certaine, et de cette amertume résulterait alors une lecture subjective à l’excès de l’histoire du pays. Bien qu’elle justifie donc cette dépolitisation de notre exil par une volonté d’être la plus objective possible, elle semble, par la bande, admettre que la transmission familiale de cette histoire la rend toujours-déjà profondément subjective, variable, peut-être même contradictoire. Oui, ma cousine est une femme sérieuse, studieuse et rationnelle, une femme de droit, une juge. Les détours, prudents et réfléchis, qu’elle impose en sont la preuve, et ils confèrent à son récit un ton serein, posé, convaincant, quelque chose comme une vive conscience des points aveugles et des fictions que l’on génère d’une génération à l’autre.

Et c’est en respect de ces échanges familiaux que Jany m’a accueilli plus d’une fois chez elle, qu’elle me transporte en voiture de village en village pour connaître la splendide côte chilienne, qu’elle me raconte sans retenue les détails de notre histoire, et plus précisément de celle qui la relie à mon frère. Car c’est bien de lui dont il est question lorsqu’elle raconte notre exil. Elle est là, la blessure, et l’implication directe de l’exil dans sa vie : sa séparation douloureuse avec mon frère.

 

Depuis quelques mois, je m’aperçois d’un changement simple mais radical dans ce projet de recherche-création. Si je pensais faire usage de la famille comme un accessoire ou une voie de passage pour aborder plus précisément les questions de l’exil, je réalise peu à peu que c’est le chemin inverse qui s’impose : l’exil est un tremplin, un sujet de conversation pour revisiter les relations familiales en considérant, en affrontant et en respectant tout ce qui nous relie autant que ce qui nous sépare, c’est-à-dire notre exil qui a produit une absence indéniable, dont je suis sans doute le principal porte-parole dans cette famille, me permettant dès lors d’aborder les langues, le choc des cultures, la sexualité, les générations, les allégeances politiques, les valeurs, les idéologies divergentes et tant d’autres sujets qui peuvent effectivement devenir tabous. L’absence que je représente auprès de ma cousine n’est pas douloureuse, tout au plus elle est un peu triste, un peu étrange, mais elle est inversement une possibilité de reconstruction, de relation, puisque je retourne maintenant régulièrement au Chili, puisque je reviens chez elle comme on revient à la maison.

C’est bien parce que mon absence est aussi variable, malléable, libérée des obligations attachées aux souvenirs comme des tentacules, que ma cousine Jany a la liberté de raconter, revivre, réécrire l’histoire de sa relation, remplie de ruptures et de vides, avec mon frère, de la relire à même la relation que ses enfants entretiennent avec leurs propres cousins, de la réévaluer à même la relation qu’elle et en train de construire avec moi et qu’elle souhaite approfondir avec ma sœur, mon amoureux, le mari de ma sœur, mes neveux et mes nièces.

 

Je ne peux m’empêcher de penser, sourire en coin, qu’il y a quelque chose de queer là-dedans, et ce bien malgré les rôles traditionnels que jouent les membres de ma famille. Mon frère est un grand frère comme on se l’imagine : fort, sacrifié, protecteur et aimant. Mais bien malgré les figures que nous occupons dans nos familles et dans nos souvenirs, notre exil et nos séparations ont le potentiel de nous distancer des refrains qu’on ne se répète plus tant on les connaît par cœur, tant ils ont façonné nos familles, pour mieux réécrire nos histoires en remplissant les vides qui les parsèment, ces cajitas de historias, par la tendresse que nous portons les un.e.s pour les autres.

 

Le mot réécrire n’est pas innocent, ni une obsession d’écrivain : le recours à l’écriture est tout aussi important que celui à la parole. Pour preuve : Jany (mais aussi sa sœur et mes deux tantes) a particulièrement été émue par une anecdote relatée dans mon roman issue d’une véritable soirée passée chez elle, il y a cinq ans, pour fêter l’anniversaire de mon petit cousin (je reprends ici les mots de ma cousine : la historia se repite puisque le mois dernier j’étais encore chez elle, à célébrer cette fois la fin des études du même petit cousin, avec les mêmes personnes, dans le même type de soirée). Dans cette scène de mon roman, j’aborde la séparation très genrée des tâches en prévision du repas, puis l’heureux chaos dans lequel nous mangeons, et enfin la sobremesa composée majoritairement de femmes qui fument. J’écrivais : « mes tantes deviennent des amies, mes cousines deviennent des amies. » (2017) Je valorise l’amitié autrement que les liens de sang, je la chéris avec la puissance toute queer de la famille choisie, celle-là même qu’on reproduit sensiblement dans nos tableaux, images, photos, selfies, livres et récits pour donner des formes à la fureur qui nous unit. C’est ainsi médiées que nos relations se réactualisent, c’est ainsi écrites qu’elles franchissent l’épreuve du temps qui passe et des rôles traditionnels auxquels nous sommes trop souvent soumis.e.s. Jany m’avoue avec émotion son propre besoin de recourir à l’écriture pour transmettre une fois de plus à son cousin, à son « partner-buena-onda », à son véritable ami, le sens renouvelé de ce conte façonné par leurs rencontres trop brèves et les absences trop longues. C’est la forme qu’elle a choisie, celle-là même que je choisis aussi, pour réévaluer, réactualiser et raconter les mouvements de nos relations.