Premier retour

Ce premier récit est en réalité une anecdote banale, et pourtant formatrice. Il s’agit d’un événement simple, d’une réaction qui a marqué ma relation à ma famille et au Chili, qui a parfois exigé méditation et thérapies, et qui aujourd’hui jette un éclairage nouveau sur ma relation à l’exil et au Chili. C’est une histoire que les membres de ma famille racontent souvent à la blague, en riant, sans savoir que, ce faisant, ils rouvrent une blessure qui a mis une éternité à cicatriser. J’ai souvent tenté d’écrire cette histoire, l’inclure dans mon roman, dans une nouvelle, en faire un poème, et la langue m’a toujours manquée. Peut-être que Vueltas est le bon endroit. Peut-être que le Chili est le bon pays dans lequel donner une forme à ce simple récit.

J’étais encore enfant, jeune adolescent, et nous étions allé.e.s à Cuba, premier voyage auprès de la mer, premier voyage en Amérique latine depuis notre exil. Dès notre arrivée mon père a rejoint les vagues et s’est mis à crier, à danser de joie. Il a porté à sa bouche ses mains remplies d’eau salée pour retrouver le goût de la mer, sans doute ce qui lui manquait le plus du Chili. Il donnait des coups de pieds aux vagues en produisant des sons que je n’avais jusque là jamais entendus. Ma mère, ma sœur et moi le regardions, debout sur le sable parsemé d’algues sèches et de roches, peut-être grouillant de crabes et de pucerons, je ne sais plus, j’invente sans doute des détails un peu glauques à cette histoire parce que, dans mon souvenir, la scène pourtant belle et émouvante avait quelque chose de gênant et de sordide : je ne comprenais pas pourquoi je ne partageais pas cette joie. Je ressentais un terrifiant malaise en voyant mon père exprimer une telle émotion, jouer ainsi avec cette nature que j’avais depuis longtemps oubliée. Pour moi la mer était une étrangère. Pour mon père, un amante retrouvée. Ce malaise est indescriptible, sans doute le plus violent que j’ai connu, et c’est celui-là même qui m’a fait longtemps craindre mon pays natal, avec autant de dégoût que d’angoisse.

Quelques années plus tard, alors que j’avais 16 ou 17 ans, nous retournions au Chili pour la première fois. J’ai peu de souvenirs de la préparation au voyage. J’étais très mal dans ma peau, je parlais peu, j’étais un ado parfois déprimé, introverti, mais aussi colérique et excessivement émotif. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais somme toute heureux de retourner au Chili, parce que m’habitait également une terreur sans nom : j’ai connu à ce moment crises de panique nocturnes et premières insomnies véritablement chroniques. Étaient revenus depuis l’enfance des cauchemars qui peuplaient mes nuits pendant les premières années de notre exil : le monde tel qu’il était se mettait à trembler si fortement qu’il devenait des giclées abstraites de boue, de pierre et de sang. Je me souviens d’avoir souffert d’une amygdalite quelques semaines avant le voyage, d’avoir eu des maux de ventre et de sérieuses poussées d’acné, trois affections qui me prennent encore en grandes périodes d’anxiété. J’avais toujours été un enfant et un adolescent plaignard qui verbalisait chacun de ses maux, mais pendant cette période je parlais peu de mes symptômes, sans doute trop honteux de mon angoisse, que je ne savais d’ailleurs pas nommer, devant la joie familiale en prévision de ce voyage, de ce grand retour au pays des origines.

(J’ignore comment ma sœur et mon frère ont vécu ce voyage. Ce fut, pour moi, l’une des expériences de solitude et d’angoisse les plus marquantes de ma vie.)

À l’arrivée à l’aéroport, notre vol était annulé. À partir de ce moment, mes souvenirs sont flous – j’ai une capacité phénoménale, inquiétante aussi, à réprimer ce type d’expérience, à effacer de ma mémoire les événements traumatisants, à les remplacer par des récits qui se transforment en refrains, en comptines, en formules magiques. Je sais que mes parents ont négocié un trajet différent, que nous avions couru pour nous rendre à l’avion qui nous avait été nouvellement assigné, que nous nous sommes ainsi rendu.e.s à un autre aéroport aux États-Unis et qu’une autre mauvaise nouvelle (vol annulé, vol manqué, places limitées, je ne sais plus) nous avait été annoncée, alors nous avons pris des taxis, un train, un bus, pour nous rendre à un autre aéroport, pris un autre avion, pour une autre ville américaine où on nous a de nouveau annoncé une mauvaise nouvelle, et rebelote. J’ignore les trajets impossibles que nous avons dû parcourir, les détours, les zigzags, les incertitudes et les espoirs déçus. J’imagine l’angoisse de mes parents, la peur de ne pas y arriver, de ne plus jamais pouvoir retrouver le pays, d’être pris dans une errance éternelle, mais je ne m’en souviens plus. J’étais un adolescent angoissé, je n’avais que mes propres émotions, explosives et nouvelles, à gérer, et je ne savais pas comment faire.

Je me souviens d’avoir senti venir une crise, comme celles qui me prenaient parfois la nuit. Dans l’un des aéroports, alors que nous apprenions une énième mauvaise nouvelle, j’ai entendu mon père hausser le ton, ma mère produire un soupir qui ressemblait à une plainte, et j’ai vu tout noir : le monde tel qu’il était s’est mis à trembler si fortement qu’il devenait des giclées abstraites de boue, de pierre et de sang. J’ai cessé de respirer.

(Enfant, je sortais de mes cauchemars le souffle coupé. J’avais compris qu’un acte violent pouvait tout taire et m’aider à retrouver ma respiration. Si je ne pouvais crier, je me mordais l’intérieur des joues, parfois jusqu’au sang. J’ai appris avec les années à contenir mes crises, et j’ai aujourd’hui horreur de toute violence.)

J’ai retrouvé mon souffle en hurlant. J’ai pris mon sac-à-dos dans mes mains, je l’ai lancé de toutes mes forces sur le plancher de l’aéroport, et j’ai hurlé je ne sais quoi, sans doute une phrase ridicule. J’ai par la suite été exécrable : je me suis plaint d’absolument tout, de l’attente, de la chaleur, des moindres maux. Je crois que c’était la honte qui parlait à travers moi, honte d’avoir réagi si violemment, honte de ne pas avoir su contenir ce qui était en réalité une crise d’angoisse. Mais je crois que la crise, et mon comportement qui a suivi, n’était pas seulement provoquée par les infortunes du voyage; elle était une étape inévitable parmi tout le processus du retour au pays natal qui a débuté plusieurs années auparavant, dans un malaise inexplicable devant mon père en symbiose avec la mer. Je ne savais pas encore à quoi je retournais, mais je sentais sans doute vivement que ce retour, malgré ma famille à mes côtés, se ferait dans la solitude, l’incompréhension, la confusion et les chocs répétés. Ce retour était quelque chose comme un exil de plus, et une promesse saugrenue : les exils ne cessent jamais.

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