Pour débuter ce troisième récit de soi, j’ose avec humilité citer mon propre roman.
Il dit qu’il se souvient peu du Chili, qu’il n’y voit, quand il y pense, que la mer et les montagnes. « Mais il y a de la mer partout, des montagnes partout. Tous les jours, des gens se jettent à la mer, n’est-ce pas? » Il écoute sa voix, le rythme de ses paroles. « Estoy condenado », pense-t-il en parlant. « Je devrai fabriquer mes propres souvenirs. »
Puis il se tait. Il s’installe brièvement dans un nouveau vide et considère sa condamnation comme une promesse.
Afin de comprendre 2013, je dois retourner à 2012, année de grèves étudiantes, année d’engagement et de violences sociales ahurissantes. Année anxieuse, spectaculaire, galvanisante et décevante, année terminée par des élections étranges, un attentat, le retour aux cours dans la hâte et l’improductivité, un temps des fêtes à peine célébré, dans l’insomnie et l’angoisse, à cause du travail au lendemain de plusieurs mois de manifestations, mais aussi à cause d’une situation familiale compliquée, traumatisante, banale : mon père entretenait une relation extra-conjugale à distance avec une femme chilienne. Mes parents alors se sont séparés en grandes pompes, en éclaboussant tous les autres membres de la famille, en éclatant ce noyau fragile que nous constituions. Avec cette histoire j’ai appris que notre exil avait aussi une explication intime : ma mère avait jadis découvert que mon père la trompait avec une autre femme depuis plusieurs années. Le voyage au Canada était également une façon de reconstruire notre famille. J’apprenais alors une fois de plus que mon père, ce héros de la dictature, avait aussi la capacité d’être un homme méchant, macho, et j’apprenais du même fait que ma mère avait voulu mettre fin à ses jours et que ce désir était revenu près de trente ans plus tard, aussi vif qu’en 1986. Ma mère est donc retournée au Chili en hésitant entre s’y installer ou y mourir. Mon père s’est tenu éloigné pendant quelques mois, parfois au nord du Chili, parfois dans son appartement en banlieue de Montréal. Ma sœur était en Suède avec son amoureux, dans une distance qui n’était pas salvatrice. Seuls mon frère et moi étions restés à Montréal, dans un horrible hiver, à voir notre famille se défaire.
L’année 2012 s’est terminée dans le tumulte. 2013 a débuté avec des crises, une visite chez le médecin, un diagnostique et plusieurs mois de convalescence. La première moitié de 2013 porte un seul nom : dépression.
Pendant cette période, j’ai transformé ma mélancolie et mon envie de mourir en peurs obsessives, celle d’apprendre la mort de ma propre mère et celle de souffrir moi-même d’une maladie physique incurable, comme une façon de mettre à distance ma propre maladie, mes propres pensées suicidaires. J’étais attentif à tous mes maux et je relisais obstinément les courriels déprimés que ma mère m’envoyait. J’ai peu dormi, puis j’ai trop dormi, j’ai perdu du poids et quelques amis, j’ai trouvé un nouveau réseau de soutien inattendu, j’ai vu en mon amoureux un allié extraordinairement patient et bienveillant en temps de crise. J’ai parfois perdu la parole, incapable de parler, et mes pensées, étrangement, se formulaient souvent en espagnol, avec une autre voix, peut-être celle de ma mère.
Après des mois de thérapie, de visites chez le médecin et de suivis déshumanisants, j’ai fini par reprendre goût à la lecture, à l’écriture, aux sorties, peut-être même un peu à la vie. Cette période s’est terminée par un voyage en Espagne, voyage en partie raté parce que je me croyais guéri : Valence a eu raison de moi. J’ai fui vers mon amoureux des semaines avant la date prévue en acceptant difficilement que je n’étais pas sorti du bois.
Mais j’avais reçu des bourses pour écrire un nouveau livre. J’ai donc passé les mois qui ont suivi à revenir chez moi, non pas à guérir véritablement de la maladie, mais plutôt à apprivoiser cette nouvelle fragilité qui m’habitera désormais. C’est dans cet état que j’ai voyagé vers le Chili, en novembre 2013, pour écrire un nouveau livre à propos du sentiment de perte et du deuil dans les familles exilées.
Je tenais à l’époque un blogue littéraire et photographique de voyage que j’ai énormément nourri pendant ce troisième retour au Chili, j’en ai même fait une exposition l’année suivante. Si les deux premiers voyages étaient plus subis qu’entrepris, celui-ci m’appartenait à part entière. Ce troisième retour au Chili est pour moi mon premier véritable séjour, celui où j’ai écrit mes impressions, photographié les paysages qui m’enchantaient, parcouru le nord et le sud, cru que j’allais mourir tant je croisais d’animitas sur les routes, fait de Santiago une ville que j’aime, rencontré des gens que je peux appeler aujourd’hui des amis, entamé quelque chose comme une relation avec certain.e.s membres de ma famille. Pendant ce voyage, j’ai parcouru la région de Viña, des heures durant, en compagnie de ma cousine Jany. J’ai visité les coins inaccessibles de Valparaíso avec ma tante Gloria. J’ai pris des cafés avec tante Scarlet. J’ai senti mon premier vrai tremblement de terre avec ma tante Cristina. J’ai parlé de politique avec mon oncle Daniel et d’art avec ma cousine Andrea. J’ai participé à des fêtes de famille et des anniversaires. J’ai visité la tombe de Salvador Allende et de Violeta Parra, des lieux de mémoire et de torture, et la maison de ma tendre enfance. C’est lors de ce voyage qu’à Valparaíso j’ai mieux compris ma fascination pour les escaliers et pour les sons de la mer, qu’à Santiago j’ai nommé mon amour des montagnes. C’est ce troisième retour qui m’a fait comprendre certaines figures de mon écriture et qui m’a placé dans des situations qui se retrouvent aujourd’hui dans mes écrits.
C’est lors de ce voyage que j’ai inscrit auprès d’une ligne du temps tracé sur le mur d’une galerie d’art, sous 1986, Los Dawson se fueron a Canadá. Ce faisant je comprenais que l’exil ne m’échapperait plus, qu’éternellement je le façonnerais, et qu’à partir de lui je saurais mieux donner des formes hybrides et hétérolingues à mes récits de mélancolies, de crises, de famille éclatée, de voyages et d’appartenances. À partir de ce séjour, j’ai su, comme une paradoxale forme d’empowerment, que je serais pour toujours condamné à l’exil et que le deuil, comme les retours, ne se terminerait jamais.