Le voyage de Santiago à Viña del Mar était, cette fois, plus long qu’à l’habitude, parce que les routes, qui fermeraient quelques heures après mon passage en autobus, étaient déjà encombrées par un certain nombre de pèlerins venus parcourir un nombre impressionnant de kilomètres pour joindre le sanctuaire de Lo Vasquez et y célébrer la Fiesta de la Purísima. Grâce à ces rituels qui m’émeuvent particulièrement, je disposais de beaucoup de temps pour penser à l’omniprésence de la religion dans mon enfance, éducation reçue surtout par ma mère qui priait régulièrement, allait à l’église tous les dimanches, faisait du bénévolat dans la paroisse du coin. La catéchèse était chose hebdomadaire pendant mon enfance jusqu’à ce que, adolescent, je perde cette fascination toute juvénile pour les rituels chrétiens, les chants des chorales, les récits bibliques, les plaintes des dévot.e.s. La discipline et l’austérité de la paroisse brossardoise que nous fréquentions, après avoir quitté Montréal et sa spectaculaire église latino-américaine, ont sans doute contribué à ce désintérêt soudain, également nourri par mon attrait pour les arts, les idées de gauche et le corps des hommes. Cette méditation à propos de mon histoire religieuse était inévitable, non seulement à cause de cette fête et des pèlerins qu’on croisait régulièrement, mais aussi parce que j’étais en route vers la maison de ma tante Cristina, sœur de ma mère. La famille de ma mère est très chrétienne, ma grand-mère ayant toujours occupé dans mon imaginaire d’enfant cette position de doyenne sombre et sévère d’un catholicisme aussi punitif qu’émotif, rempli de peurs, de mélancolie et d’extases. De cette relation à la religion a certainement résulté une distance devant les gens de ma famille maternelle, oncles et tantes que je connais moins et qui sont objectivement moins dégourdi.e.s que les membres de ma famille paternelle. Il s’agit d’individus un peu moins tricotés serrés avec leur lot de conflits et aux histoires familiales souvent gâchées par toutes sortes de violences physiques, psychologiques et sexuelles, des familles brisées et inconfortablement reconstruites. C’est aussi le côté de ma famille que je connais le moins, mais avec lequel, je ne sais pas encore pourquoi, je ressens une forte et douce empathie. Néanmoins, je connais bien mi tía Cristi qui m’affectionne particulièrement, qui dit sans gêne que j’ai toujours été son préféré, qui me considérait jadis comme son propre enfant fragile, como su niño de porcelana, et qui a grandement souffert de mon départ. Depuis, elle m’a toujours regardé avec une nostalgie évidente, avec un air triste que j’ai mis beaucoup de temps à décoder et à accepter. Aujourd’hui, j’entretiens une relation plus fluide avec ma tante endeuillée, qui a dû reconstruire sa vie et qui, je crois, ne s’est jamais complètement remise de notre départ qu’elle ne considère d’ailleurs pas comme un véritable exil.
Elle n’est pas la seule dans notre famille à ne pas aborder la part politique de notre exil ; son point de vue est clairement celui de l’intimité, sans doute parce qu’elle s’adresse à moi, celui qui a réveillé en elle un appel maternel. C’est avec une vive émotion qu’elle m’a ouvert la porte de sa maison, qu’elle m’a préparé un généreux repas, qu’elle a installé le salon pour que nous puissions discuter librement parmi ses chiens, qu’elle m’a taillé une place toute mienne dans son monde à elle, dans ce monde qu’elle a construit par elle-même pour son couple, ses enfants et, auparavant, pour sa propre mère malade et aujourd’hui décédée. Ces petits soins, modestes, presque invisibles, sont de véritables preuves d’affection à la lumière de son récit qui débute avec la façon dont la vie familiale et quotidienne telle qu’elle la connaissait s’est effondrée en quelques jours. C’est en voyant comment sa maison est sienne qu’on saisit la teneur du drame qu’elle a vécu lorsque nous avons quitté le pays.
J’ai peu de souvenirs de ma tante d’avant notre départ, mais j’ai la certitude que nous partagions quelque chose de l’ordre du rêve, de l’image, de la fiction. Je sais qu’elle est fière que je sois devenu un écrivain, que je n’aie jamais cessé d’inventer des histoires et de voir dans l’imaginaire le potentiel de mieux décrire le monde dans lequel nous vivons. En comparant le démantèlement de notre maison familiale au moment de défaire l’arbre de Noël, moment de l’année que je trouvais absolument tragique quand j’étais enfant et que ma mère a vite pris l’habitude de hâter dans la solitude pour se débarrasser de cette fête fraichement passée, ma tante Cristina a affiché un subtil sourire de complicité, sourire que je lui renvoyais naturellement parce que c’est dans cette forme de langage, dans ce type d’images que nous semblons nous retrouver, elle et moi, ce qui aurait pu être perdu avec toutes ces années de séparation et d’expression de soi en une langue étrangère, ce qui a heureusement été sauvé parce que ma mère et ma sœur n’ont jamais cessé d’encourager cette part de moi à laquelle je me suis toujours accroché pour fuir l’angoisse, mais aussi pour lui donner des formes plus justes et plus sensibles.
C’est pourquoi j’ai cru bon débuter ce texte par le poème que ma tante a écrit à propos de moi quelques mois après que nous ayons quitté le pays. Cette part sensible, artistique, ma tante l’attribue à ma fragilité qu’elle devinait alors que j’étais bébé. Cette fragilité expliquerait selon elle un défaut de langage que j’avais, mon extrême tranquillité, ma croyance naïve à toutes les histoires et même mon homosexualité (qu’elle décrit comme une « condition »).
C’était un moment relativement gênant de l’entretien, mais qui ne m’a pas surpris, parce que je sais que cette fragilité que ma tante m’attribue est celle-là même que d’autres lui attribuent à elle, ma tante à l’air mélancolique, ma tante rêveuse, la petite sœur sensible de ma mère, l’artiste. Adolescent, je me suis souvent rebellé contre cette boîte dans laquelle on m’installait parfois pour invalider certaines de mes remarques et positions, ou pour simplement ne pas avoir à être soi-même sensible. Je ne crois pas que ce soit vraiment de la fragilité, peut-être un tempérament qui nous permet au contraire d’être fort.e.s, en colère, engagé.e.s, empathiques et, oui, sensibles. C’est sur cette sensibilité que je m’appuie pour étudier l’exil de ma famille. C’est sur cette sensibilité que ma tante s’est appuyée pour me raconter comment tout cela s’est passé, sa version de l’histoire, avec ses faits, ses souvenirs, ses présupposés, ses absences construites et, surtout, avec une grande attention portée aux émotions, les siennes et celles, plus furieuses, plus violentes, de ma propre grand-mère.
Les nombreuses évocations des réactions de ma grand-mère m’ont évidemment rappelé la façon dont mes tantes du côté paternel faisaient appel à la souffrance de leur propre mère pour parler de la leur, comme un legs des douleurs qui se transmettent encore de mère en fille. Mais pour ma tante, comme c’est le cas pour une majorité des personnes touchées par l’exil, ce sont aussi dans les objets que se cristallisent les potentiels des relations à distance, comme des retailles de nos vies séparées, des morceaux de nous qui traversent les pays pour que nous puissions ensemble représenter, construire, donner un sens à nos relations fragiles.
Ces entrevues ne cessent d’ailleurs de me rappeler des événements et des objets qui étaient sortis de ma mémoire, comme ces cassettes que nous remplissions de nos voix pour donner des nouvelles à la famille au Chili. J’ai été fortement ému par cette anecdote, cette idée géniale que je soupçonne être celle de mon père, parce qu’elle rappelle évidemment ma propre initiative chilienne, mon propre instinct d’enregistrer les voix des membres de ma famille. Je sens que je reconstruis à mon tour, avec les mêmes moyens, les récits de ce que j’avais oublié.
Se raconter pour que l’autre entende me semble être une façon puissante et très sensible d’autodétermination, à la fois une prise en charge de sa propre histoire (une forme d’empowerment) et un abandon pour que l’autre, par son écoute, rapièce les morceaux éparpillés par la distance et le temps. Ma tante a subi avec beaucoup de mal l’absence de celles et ceux qu’elle aimait le plus; en écoutant nos voix, elle s’est rapidement construit une nouvelle vie, un foyer, une famille, comme si notre exil avait accéléré un processus, avait modifié son récit pour qu’elle puisse se libérer du deuil, devenir un soi dont elle est l’autrice afin d’être en mesure d’écouter nos cassettes, lire nos lettres et contempler nos dessins avec un peu de moins de douleur.
L’exil, comme la poésie, donne lieu à des rituels : cette fois, c’est ensemble que ma tante et moi remplissons un espace de nos voix, et c’est à son tour de parler pour nous, à notre tour de l’écouter.