Une caractéristique bien commune des personnes exilées, c’est l’idée du retour. Qu’il soit possible ou proscrit, rêvé ou abhorré, le retour est toujours une idée, un potentiel qui encourage à prendre une position claire, parfois immuable. Ceci a déjà été mentionné ici : mon père a longtemps maudit l’idée de retourner au Chili, puis il a renoncé à ce choix pour visiter le pays en famille et y voyager plus régulièrement, jusqu’à même s’y acheter un condo qu’il peine aujourd’hui à revendre. Ma mère, quant à elle, a toujours gardé un pied au Chili; elle y est retournée un nombre incalculable de fois, s’y est taillé une vie, y a développé des amitiés, s’est engagée auprès d’organismes de bienfaisance, s’y est procuré une propriété qu’elle a vendue récemment. Tous deux subissent aujourd’hui, quant au Chili, déceptions et révélations : plus ils y retournent, moins mes parents ressentent le besoin de maintenir de façon aussi intime la relation avec le Chili. Le monde s’est fait plus petit que jadis; je crois que mes parents, sans doute plus nostalgiques qu’ils n’oseraient l’admettre, rêvent de plus en plus souvent que les deux pays recouvrent la distance autrefois infranchissable qui les séparait.
Le retour devient un enjeu plus complexe, plus près de la névrose auprès des exilé.e.s de deuxième génération. Je suis le plus jeune d’une famille de trois, mon frère est de dix ans mon aîné, ma sœur de trois ans. Nous ne partageons pas du tout la même relation au pays natal, à sa culture, à sa langue, à notre famille. Être le cadet est une drôle d’affaire : trop couvé, surprotégé, extrêmement gâté, mais aussi intimidé, humilié, placé dans des boîtes qui ne conviennent qu’aux autres. Les clichés veulent que les cadet.te.s sont parfois les fuck-up de la famille, les artistes, les instables, les névrosé.e.s, les introverti.e.s, celles et ceux qui ont du mal à prendre des décisions, à terminer ce qu’ils et elles commencent, qui ont du mal à se concentrer sur une seule activité de longue durée, celles et ceux qui s’isolent dans une série d’activités solitaires tout autant qu’ils et elles ont du mal à vivre une vie sans être constamment entouré.e.s, accompagné.e.s, mais plus positivement ce sont aussi les plus créatifs et créatives, celles et ceux qui prennent des risques, qui font preuve d’un courage paradoxal compte tenu de l’anxiété qui les afflige, qui ont l’audace de laisser libre-cours à leurs émotions, qui s’émancipent de façon spectaculaire et qui se réalisent dans des projets toujours plus inusités. Ce sont souvent celles et ceux qui, pourtant tranquilles et concentré.e.s, ne savent pas tenir en place, et ces paradoxes peuvent aisément devenir des moteurs extraordinaires pour l’expression, la réalisation et la connaissance de soi. Ce sont d’horribles stéréotypes qui, pourtant, me décrivent très bien.
Je raconte tout ça parce que cette position dans ma famille n’est pas étrangère à mon obsession avec l’exil et avec le retour au pays natal, pays que je ne considère pourtant pas comme mon origine, ou du moins mon origine unique. Quoi de plus typiquement cadet que de s’identifier davantage aux diasporas et à l’exil plutôt qu’à des pays officiels? Quoi de plus typiquement cadet que de s’identifier en tant qu’exilé de deuxième génération? Quoi de plus typiquement cadet et exilé de deuxième génération que de retourner répétitivement au pays natal tout en problématisant à l’excès ces retours afin de ne pas les considérer comme de simples retours aux origines? Et quoi de plus typiquement cadet et exilé de deuxième génération que de ressasser éternellement les récits des origines, d’exil et des retours?
J’ai toujours cru que l’histoire de mes retours au Chili débutait par ce voyage familial dont j’ai fait le récit ici. En l’écrivant, j’ai cependant, et pour la première fois, installé le commencement lors d’un voyage à Cuba. Le voyage n’est pas si important, en fait, pas autant que les retrouvailles entre mon père et la mer, et que ce malaise que j’ai pris des années à m’expliquer. Écrire, créer, réfléchir l’exil à partir des retours, rencontres et entretiens me permet de faire l’expérience toute exilique de la réitération, de la réévaluation de nos histoires. Pour preuve : mes parents m’ont révélé, au cours de leur entretien, que cette histoire, dont le récit est à refaire éternellement comme l’est celui de notre exil, peut débuter bien avant, alors que nous recevions nouvellement notre citoyenneté canadienne. J’avais 8 ans.
En recevant la citoyenneté, après quatre ans d’attente, mes parents ont considéré revenir au Chili désormais débarrassé de la dictature militaire. Emboitant le pas d’un très grand nombre de familles exilées aux quatre coin du monde (la diaspora chilienne a cela de particulier qu’elle n’a pas de point d’arrivée commun, n’a pas un pays d’accueil majoritaire, il s’agit d’un peuple véritablement dispersé), nous aurions quitté le Québec pour reprendre notre vie là où nous l’avions laissée quatre ans plus tôt, et tenter de relever le défi de nous y sentir chez nous à nouveau malgré les changements politiques, les tensions familiales et nos années de vie dans une autre culture et une autre langue. Nous ferions partie des exiliados-retornados, catégorie abondamment étudiée dans les memory studies : la majorité des enfants de l’exil dont les parents ont vécu dans le pays d’accueil « con la maleta lista […] y mirando hacia Chile con el retorno como meta única » (Rebolledo, 2006, p. 192), sont aux prises avec des sentiments contraires à l’égard du pays d’origine, sentiments avec lesquels ils doivent jongler instinctivement, difficilement et, la plupart du temps, dans la solitude : « El sentimiento de miedo, de indefecsión ante quienes habían implantado el terror era no obstante acompañado de una imagen idealizada del país lejano. » (Dutrénit Bielous, 2013, p. 219) C’est dans l’espoir d’y retrouver un véritable chez-soi qui viendrait éteindre toute forme de déchirement identitaire que los retornados retournent au pays, et ce sont bien entendu la déception et la confusion qui les attendent : « Para la generación de los hijos, especialmente entre aquellos que llegaron después de haber vivido durante la infancia y la adolescencia fuera de Chile, el retorno aparece como un a condena dictada a partir de una decisión tomada por sus padres quienes, para dejar de vivir como exiliados, obligaron a sus hijos a vivir su proprio exilio. Esta memoria es una memoria que se acompaña de sentimientos de rabia e impotencia, y a que ellos siempre supieron que el proyecto de sus padres era volver, pero jamás se imaginaron que ese regreso alteraría sus vidas de una manera tan profunda. » (2006, p. 199)
Mes parents n’ont jamais été ce genre d’exilé.e.s : les valises étaient rangées et notre relation au Chili, complexe et parfois émotive, n’était pas tant de l’ordre d’une nostalgie exacerbée (si elle l’était, cette nostalgie n’était généralement pas verbalisée). Je sais que l’objectif premier de mes parents était, dès leur arrivée au Québec, de travailler pour subvenir à nos besoins, et d’obtenir la citoyenneté. Quatre ans plus tard, nous devenions officiellement des Canadien.ne.s, et c’est à ce moment que des objectifs nouveaux s’imposaient : rester ou repartir, se débarrasser du fantasme d’un retour une fois pour toutes et faire nos vies canadiennes telles qu’on nous le permettait désormais ou, plutôt, retourner au pays, fort.e.s de notre multiliguisme et d’éventuels diplômes hautement considérés au Chili. Le choix ne s’est pas fait sans nous, les enfants, et même ce petit de 8 ans que j’étais a participé au vote. C’est à croire que nous n’étions pas tout à fait les exilé.e.s étudié.e.s dans la majorité des ouvrages sur le sujet dans le champ des memory studies…
En acceptant le verdict, mes parents ont évité de faire de nous une statistique supplémentaire à propos des jeunes Chilien.ne.s revenu.e.s au pays : « Especialistas del área psicológica de FASIC realizaron estudios en cuanto al estado mental de los jóvenes, concluyendo que el proceso de retorno generó en ellos una profunda crisis de identidad y desconcierto ya que lograron sentirse parte ni del país de acogida ni de su país de origen, no lograron en su mayoría gestar raíces y construir identidad que la misma adolescencia como etapa de desarrollo requiere » (Pinto Luma, 2015, p. 302) – je n’ose pas imaginer ce que seraient devenus mon frère et ma sœur, âgé.e.s alors respectivement de 18 et 11 ans. En nous permettant de prendre part à la décision et en acceptant de rester au Québec, mes parents ont évité une altération de plus, et peut-être plus marquante, de nos vies et de nos identités. Qui plus est, et ceci vient jouer un rôle fondamental dans ma nouvelle perception de l’exil, mes parents ont permis à la rage d’occuper une place marginale, voire futile, dans mon récit mémoriel. Ce n’est pas la rage qui motive mes projets, mes éternelles itérations de nos vieilles histoires de mes vieux traumatismes familiaux. C’est à la fois ma soif de savoir et mon besoin de créer, tous deux issus, je crois, de l’exil qui me situe et qui me déplace.
Ma mémoire m’a fait défaut toutes ces années – j’ai toujours cru que j’avais subi l’exil : écrire, créer et réfléchir l’exil étaient toutes des façons pour moi de m’en saisir davantage, à l’intérieur d’un processus d’agentivité. J’apprends avec cet entretien que j’ai pourtant contribué à le reconduire, à faire de moi simplement un exilé et non pas un exiliado-retornado. Malgré mes 8 ans, j’ai eu un certain pouvoir sur notre situation. Il y a quelque chose de choquant dans cette révélation, mais aussi une dimension fortement empowering qui ne révolutionne pas ma perception de notre histoire, mais qui modifie mon regard sur mon retour au pays et, plus précisément, sur le travail de recherche et de création que j’y fais : l’exil n’est pas un récit fermé. Cette anecdote me confirme que les récits d’exil sont toujours à recommencer, qu’ils se bâtissent à l’écoute des autres et prennent aussi la forme des retours. À la lumière de tout cela, je crois que Vueltas est un titre approprié pour ce projet.