« La memoria es un proceso abierto de interpretación del pasado que deshace y rehace sus nudos para que se ensayen de nuevo sucesos y comprensiones. La memoria remece el dato estático del pasado con nuevas significaciones sin clausurar que ponen su recuerdo a trabajar, llevando comienzos y finales a reescribir nuevas hipótesis y conjeturas para desmontar con ellas el cierre explicativo de las totalidades demasiado seguras de sí mismas. Y es la laboriosidad de esta memoria insatisfecha, que no se da nunca por vencida, la que perturba la voluntad de sepultación oficial del recuerdo mirado simplemente como depósito fijo de significaciones inactivas. »
[cet extrait sonore peut être écouté en lisant les paragraphes qui suivent]
Je séjourne au Chili entre autres pour mener des recherches dans les archives sur l’exil du Museo de la Memoria y los Derechos Humanos. Il s’agit pour moi d’une drôle d’expérience que j’aime raconter à celles et ceux que je rencontre à Santiago parce que les réactions sont toujours très expressives. Les gens s’émerveillent d’abord – ay que lindo, me encanta ese museo – mais plusieurs poursuivent en grimaçant, en frissonnant ou en montrant un air triste – que terrible, yo no puedo. Il est vrai que la collection permanente de ce musée peut parfois présenter des détails plutôt durs, mais je crois qu’au-delà des informations factuelles, des artéfacts lourds d’histoire et des témoignages à propos de l’histoire de la dictature chilienne, c’est surtout la façon dont ils sont scénographiés, étalés, affichés et présentés qui engage le public et qui contribue à provoquer une véritable empathie.
C’est que nous sommes plusieurs à visiter ce musée avec la crainte de rencontrer sur un mur ou sur un écran un visage connu, un quartier d’enfance, le nom d’un.e cousin.e lointain.e ou d’un.e ami.e de la famille, et cette crainte suffit à nous plonger, à partir des objets exposés, au plus profond de nos souvenirs les plus vifs et ceux qu’on ne connaît pas encore. Nous sommes plusieurs, dans ce musée, à penser à nos parents, grands-parents, ami.e.s, à ces histoires qu’on ne nous a pas racontées entièrement, ou qu’on nous a, au contraire, répétées comme des refrains, nous laissant toute notre vie durant assuré.e.s que quelque chose de plus glauque, de plus triste ou de plus intime se cache sous ces phrases qui n’arrivent jamais à satisfaire notre envie de savoir. Alors, avant même d’entrer dans le musée, magnifique endroit dont la vastitude appelle à la méditation, nous sommes plusieurs à être investi.e.s d’une ouverture et d’une réceptivité aussi émotive que politique.
Au premier étage, le nombre incalculable de photographies des différents monuments publics installés à travers le pays à la mémoire des disparu.e.s, exécuté.e.s et exilé.e.s prépare efficacement le terrain. À l’entrée du deuxième étage, on avertit le public que des documents difficiles seront exposés, que des expériences macabres seront partagées, que la vigilance est de mise, que les enfants doivent être accompagnés – autant de mots qui mettent la table pour une sombre histoire qu’on ne doit pas oublier. En franchissant les portes de cet étage, c’est dans un éparpillement savamment calculé que sont présentés les documents, les vidéos, les découpures de journaux, les photographies et, surtout, les portraits des disparu.e.s (éparpillement qui ne va pas sans rappeler ma première visite dans ce musée, il y a cinq ans, et ravivant mes souvenir de toutes mes visites des lieux de mémoire). Mémoriaux à l’intérieur de mémoriaux à l’intérieur d’un musée qui fonctionne lui-même comme un mémorial : si elle semble ici contenue dans un vaste lieu simple et rectangulaire, en réalité la mémoire s’atomise, se fragmente, crée des réseaux de sens et des chemins pluriels, souvent adoptant la forme de la boucle, pour que nos propres histoires, nos récits mémoriels, empruntent la route qui nous sied le mieux. C’est un travail difficile, accablant, et sortir de cette expérience nous donne envie de ne plus jamais la revivre, autant que le vif besoin d’y retourner. Un choix s’impose, un engagement : je passerai désormais beaucoup de temps dans ce musée, au moins deux jours par semaine.
Écrire et créer à partir de l’entretien avec mes parents provoque un sentiment similaire : excitation, accablement, prise de décisions. C’est que le récit de notre exil se construit avec les mêmes formes, avec la même urgence, mais aussi avec prudence et les avertissements nécessaires pour que notre chemin dans l’histoire se parcoure dans le respect et l’empathie. Bien que je m’étais doté d’un questionnaire longuement pensé et d’un formulaire de consentement dans lequel j’ai inscrit des avertissements semblables à ceux rencontrés dans le musée, les anecdotes et récits eux aussi se présentaient par fragments, dans un éparpillement bien sûr plus instinctif, mais qui s’apparente à celui de la scénographie du musée tant il donne une forme à la mémoire telle qu’elle s’active en soi par les paroles qu’on prononce et qu’on entend, par les souvenirs qu’on convoque et ceux qui apparaissent de façon autonome, par les images qu’on crée avec nos métaphores. Tout cela a une voix, un ton, une attitude : mon père aborde les questions politiques avec le soin du conteur charismatique. Cette forme qu’il donne à cette dimension politique de son récit est si engageante, parfois si spectaculaire, qu’on ne peut faire autrement que de se taire et laisser l’histoire guider notre chemin : cette partie de l’entretien a nécessité peu de montage, comme c’est le cas, dans le musée, avec les témoignages de torture et d’emprisonnement. Parfois, pour mieux recevoir, il faut se tenir tranquille et écouter.
Quand il raconte cette partie de l’histoire dont je ne connaissais que quelques fragments, mon père s’emporte, hausse le ton, utilise des onomatopées, coupe parfois la parole à ma mère sans s’en apercevoir, joue avec le rythme, performe son récit dans la théâtralité et dans l’urgence. Ma mère, quant à elle, prend davantage son temps pour parler, fait usage de silences plus longs, plus réflexifs, plus émotifs aussi. Leur narration se distingue peut-être à cause de clichés genrés, mais surtout parce qu’évidemment leur expérience du coup d’État et de la dictature n’est pas la même. Si les actions héroïques de mon père sont aussi percutantes que l’horrible attente de ma mère qui voyait passer à travers sa fenêtre des convois de la mort avec des cadavres à l’air libre et qui s’imaginait alors que les restes de mon père s’y trouvaient sans doute, ces expériences ne se racontent pas de la même manière, nécessitent des formes toujours réévaluées permettant de convoquer à nouveau d’autres souvenirs qui à leur tour exigent une nouvelle forme, et ainsi de suite. Les boucles de la mémoire ne sont jamais uniques, elles se forment et se déforment à partir de tout ce qui ravive les souvenirs : événements, crises, ruptures, trahisons, violences, succès, réussites, voyages, projets, conversations, relations. Pour les dire, pour leur donner une voix, pour les performer, il faut les provoquer. Et la vie quotidienne n’est pas toujours faite pour ce type d’histoire.
Les boucles de la mémoire se forment et se déforment de manière à secouer les faits, les débarrasser de leur objectivité, pour pouvoir, ensemble, dans l’échange et l’intersubjectivité, tenter de nouvelles avenues de compréhension, de nouveaux récits plus à même de satisfaire notre besoin indéfectible de dire ce qu’on a vécu et de connaître les différentes versions de notre histoire. C’est ce que Nelly Richard appelle une mémoire insatisfaite, et c’est cette même insatisfaction (positive et productive de sens, de récits, de créations, de relations) qui nous rassemble, mes parents et moi, et nous font parcourir et créer ensemble ces boucles mémorielles.