La distance en tant qu’espace

 

J’ai déjà abordé ici un changement de cap dans ce projet où l’exil a, pour maintenant du moins, une part moins importante que les relations et les dynamiques familiales, à un tel point que l’entretien avec ma cousine Griselda s’est rapidement transformé en une simple conversation d’après almuerzo parsemée d’un nombre incalculable de micro-récits familiaux relativement nostalgiques qui avaient la forme de petits pas, de petites promenades à même cet espace entre ma cousine et moi, espace qui semble vide et qu’on remplit de nos souvenirs, des plus tragiques aux plus banals. Peut-être est-ce parce que Griselda, adoptée, connaît bien les effets de la distance qui, au cours des années et des relations, s’est remplie d’expériences transformées en récits indispensables pour forger notre appartenance à un groupe, un lieu, une famille.

Et de fait, Griselda parle des membres de notre famille avec une émouvante affection, à commencer par ma mère avec qui elle entretient une relation privilégiée, douce, remplie d’amour et de reconnaissance parce que c’est elle qui l’a présentée à ma tante Gloria, devenue par la suite sa mère adoptive. C’est pourquoi notre exil, sans être véritablement évacué, est devenu l’horizon de notre conversation au cours de laquelle nous abordions plutôt les villes où nous avons vécu (Valparaíso, Viña, Arica, Santiago, Montréal), la relation avec nos parents, nos frères et nos sœurs, ainsi que l’inévitable distance qui nous sépare et que nous apprenons, désormais ensemble, à apprivoiser. L’exil occupe une place plus claire et moins volatile, un subtil mais radical déplacement qui, comme un aimant, attire la pensée vers une variété de décentrements. Si ce projet semble davantage porter sur la famille, c’est que l’exil au bout de nos échanges nous force de s’en distancer pour la penser.

 

Un dénominateur commun dans les entretiens avec cette partie de ma famille est l’opposition entre opportunités et famille : le plus grand sacrifice que nous aurions subi pour avoir plus d’opportunités serait d’être à jamais séparé.e.s de notre famille, sous-entendant alors que celles et ceux resté.e.s au pays, auprès des leurs, auraient sacrifié leur avenir académique et professionnel. Cette pensée binaire, bien qu’affirmée d’emblée dans la majorité des entretiens, est cependant tout aussi vite nuancée par les réussites des plus jeunes dont ma cousine a raison de s’enorgueillir. Le Chili n’est plus ce qu’il était il y a trente ans et cette famille arrive, mais pas toujours aisément, à emboiter le pas, malgré une certaine tristesse et une grande nostalgie qui demeurent. Le résultat de cette inadéquation entre opportunités et famille est clairement nommé distance, que Griselda aborde sans gêne, sans pudeur, presque avec une fierté que je reconnais comme une forme de respect et d’honnêteté nécessaires pour que la relation entre elle et moi, c’est-à-dire entre celles et ceux resté.e.s au Chili et celles et ceux parti.e.s vivre au Canada, se maintienne sans faux-semblants, sans manipulation, en toute sincérité.

Griselda semble très consciente de cette distance, et contrairement à d’autres membres de ma famille, l’opposition opporturnités/famille n’est pas qu’une affaire d’exilié.e.s. Les effets de notre déracinement, elle les a vécus tout au long de sa vie en se sentant loin de nous, en remarquant notre absence, en regrettant n’être qu’une témoin éloignée des avantages d’une vie passée en Amérique du nord au sacrifice de notre famille.

 

L’entretien avec Griselda est l’un des derniers que je mènerai Chili, et je m’aperçois que son contenu ne diffère pas tant de ceux menés avec mes tantes et ma cousine Jany, particulièrement quant au récit qu’elle fait de notre exil : comme les autres, Griselda pense que nous sommes parti.e.s uniquement pour des raisons économiques et non pas politiques, en reconnaissant toutefois les dangers que nous courions pendant la dictature à cause du militantisme parfois radical de mon père, ainsi que de son engagement dans les luttes syndicales et auprès du parti socialiste. Comme les autres, elle regrette notre absence pendant les anniversaires et les événements familiaux, et remarque notre écart et notre différence lorsque nous leur rendons visite. Comme les autres, elle est persuadée que nous ferions partie de la famille, avec la même présence et au même titre que mes cousins et cousines, si nous étions resté.e.s. Comme les autres, elle dresse fièrement la liste de nos réussites – enfants, diplômes, livres, voyages – en insistant sur celles auxquelles nous n’aurions sans doute pas eu accès au Chili, et comme pour les autres cette liste lui sert à elle aussi d’une certaine façon à dépolitiser notre exil, à le distancer un peu de la dictature. Et c’est peut-être pour cette raison, parce que ces parties de l’entretien le rendait trop similaire aux autres, que nous sommes passé.e.s rapidement à un mode de conversation plus flexible, plus relâché, plus intime aussi, en oubliant même que l’enregistreuse était encore allumée. À partir de quelques anecdotes d’une réunion familiale tenue chez elle il y a vingt ans, lors de notre premier retour au Chili, notre entretien est devenu unique, plus inscrit dans les modifications apportées à mon projet.

Échanger à propos de nos retours au Chili nous a effectivement permis d’aborder les dynamiques familiales plus ou moins nocives, les rapports de domination et, surtout, la manipulation que nous subissons parfois. Si ces phénomènes sont communs à toutes les familles, ma cousine a raison d’affirmer que la séparation et la distance peuvent nous permettre d’y mettre fin, ou du moins nous offrent la possibilité de les nommer. Nos exils et nos déplacements ne servent donc plus seulement à renforcer les traditions auprès de celles et ceux qui sont resté.e.s, ils auraient également le potentiel de mentionner les violences familiales, d’analyser les dynamiques et, éventuellement, de les modifier.

 

La grande majorité de notre entretien n’apparaît pas ici, entre autres parce que nous nous sommes abondamment éloigné.e.s du sujet principal du projet, et aussi parce qu’elle s’est permise elle aussi de me poser des questions sur ma vision de la famille chilienne, questions auxquelles j’ai sans doute maladroitement répondu et qui m’ont donné quelques idées pour la suite des choses. Il s’agit de propos et de paroles que je désire maintenir en hors champ, non seulement en respect de nos échanges faits en toute intimité, hors de la performance de l’entretien, mais aussi parce que, lorsque que nous parlons d’exil et de distance, il importe d’offrir à l’expérience l’espace qui lui est propre. Cela signifie parfois que les récits demeurent silencieux; ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas eu lieu.