Je lisais, attablé sur la terrasse d’un de mes cafés préférés de Santiago, accompagné d’amies québécoises venues au Chili me rendre visite, puis j’ai soudainement déposé le livre qui m’enchantait par sa forme autant qu’il m’exaspérait par sa méthodologie, pour mieux saisir l’ambiance étonnement sereine dans ce quartier généralement bruyant et achalandé. Nous étions à quelques jours de notre départ vers Valparaíso, ville que j’adore où vit une partie de ma famille : j’y accompagnerais mes amies pressées de voir la mer, et j’en profiterais pour franchir une étape plus libre de mes entretiens avec mes tantes. Le visage offert au vent frais qui n’arrivait pas à faire tomber la canicule, j’ai fermé les yeux et profité des sons du lieu, celui de la vapeur échappée de la machine à café, des conversations, de la démarche des passant.e.s, de la musique que j’entendais à peine et que j’arrivais tranquillement à deviner. C’est au moment de deviner le nom de ce guitariste, dont certaines de ses pièces les plus douces avaient parfois accompagné mes séances de lecture et d’écriture, c’est au moment d’apprécier en toute lenteur cette sereine polyphonie que j’ai pensé à l’entretien que j’attendais avec impatience, entretien qui n’en serait pas un en réalité parce que les questions seraient remplacées par des photographies apportées par mes tantes. J’ai imaginé la table de cuisine de ma tante Gloria remplie d’images superposées, disposées dans un désordre heureux comme celui des sons, cet après-midi de lecture en compagnie de mes amies, sons qui se mêlaient harmonieusement aux paroles que j’entendais, aux phrases que je lisais, aux langues, aux lieux, aux relations, aux scènes dont je me souvenais et à celles que j’anticipais.
Les images recueillies serviront à illustrer les entretiens passés et d’autres à venir; certaines seront publiées ici, dans des entrées futures et dans ma thèse. Je voulais éviter l’effet « diaporama audiovisuel », et je ne voyais pas l’intérêt d’exhiber les images sur fond de réactions – l’idée n’est absolument pas de considérer les photos comme des preuves du temps, des actions et des relations. Ce qui m’importe dans cet aspect du travail, c’est la façon dont nous tentons de (et dont nous échouons à) coller des récits à ces images que nous gardons, comme nos souvenirs, au fond d’un garde-robe, dans des boîtes, dans des sacs en plastique, entassées à l’intérieur dune bibliothèque au péril du prochain tremblement de terre; inévitablement nous n’exprimons que des réactions répétées, des silences, puis, tranquillement, de nouveaux récits extérieurs aux images, propulsés par elles mais qui se situent hors d’elles, et qui servent, au bout du compte, à réaffirmer ce qui nous lie et, parfois, ce qui nous différencie.
[Extraits remixés de « Where the sky drops into the sea » et de « Time burns bright« , pièces tirées de Perpetual, Tommy Guerrero (Too Good, 2015) et enregistrées à partir du café 339, Santiago]
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