Prélude

L'idée est de prendre le temps d'écouter autant que de lire. 
Vous êtes libres de circuler dans cet espace comme bon vous semble, 
mais il a été conçu de manière à ce que l'écoute se fasse tranquillement, 
pour que suive la lecture, puis l'écoute, puis la lecture, et ainsi de suite.
Chaque chose en son temps, comme on dit. 

Bonne écoute, bonne lecture. 
Bons exils. 

 

La troisième décision, contradictoire : je vais écrire, le plus possible, comme un forcené, parce que les décisions prises instinctivement dans un café de Santiago – je le répète – valent ce qu’elles valent. Je suis ici pour explorer, pour faire l’expérience médiatique et identitaire de la mémoire, plus spécifiquement pour observer le pouvoir sur mes récits créatifs qu’ont les souvenirs ravivés, réactivés, racontés, réitérés et retournés à l’excès. Cette troisième décision n’en est pas une, puis elle est aussi plutôt radicale : je sauterai d’un médium à l’autre, d’un support à l’autre, pour éviter les formes fixes, pour éviter de fossiliser les expériences qu’on aura généreusement partagées avec moi, surtout pour que les formes que j’explore ici à la fois reproduisent et initient les mouvements dans lesquels m’installent ce pays, cet intervalle, ce tiers espace, mais aussi mes relations familiales, les histoires, les fictions, les retours, les souvenirs, les repas partagés et toutes les conversations qui déplacent, façonnent, construisent et déconstruisent mes récits.

 

C’est aussi pour expérimenter ce type de récit que je suis ici : au-delà des témoignages recueillis grâce à des entretiens formels, je souhaite participer à des conversations où des souvenirs se manifestent dans le désordre et dans la confusion parce que telle personne a dit tel mot, parce que telle autre a coupé la parole à tel moment, parce que la brume couvre les monts de Valparaíso et rappellent les histoires les plus récentes comme celles qu’on a tenté d’enfouir au plus profond de soi-même en quittant le pays d’origine. Je me suis moi-même aperçu de ma propre façon de me rappeler du pays, comme si un souvenir, une anecdote, un lieu en remplaçaient un autre, comme si mes retours au Chili étaient des couches opaques qui se superposaient et rendaient le temps flou : la mémoire, c’est vrai, se raconte en des temps simultanés, et consolide les événements du passé (ceux qui se révèlent à soi, ceux qu’on raconte, ceux qu’on décide d’occulter) et ceux qui se déroulent au présent, devant et autour de soi.

Dans cette région où la mer oriente le comportement, l’habillement et l’humeur des gens, l’apparition subite de la brume en pleine journée est un phénomène banal, presque quotidien. Cette fois, quand mon père a dit neblina, j’ai immédiatement compris, ou plutôt entendí qu’en voilant la ville de mon enfance, la brume couvrait partiellement mon passé chilien, imposait une douce et harmonieuse table rase tout en installant une page blanche, un peu grise, sur laquelle écrire ensemble nos nouveaux récits du passé, puis un espace plus ou moins abstrait à remplir de nos voix.

Mais pour cela, je devais écouter et répondre aux questions de mes parents, entendre leur façon de recevoir mon projet qui, je l’avoue, est encore un peu flou – la neblina, cuando cubre los cerros, quizás también vela las ideas. C’est peut-être aussi pour cette raison que je peinais soudainement à bien m’exprimer dans ma langue maternelle, que mes phrases imitaient une syntaxe française, que mon accent est d’un coup devenu plus fort. Et malgré la brume et mes lacunes, nous avons réussi à nous entendre : dans la rue, on vend toujours toutes sortes d’objets qui nous rappellent encore qui nous sommes.

 

 

[Source musicale : Aphex Twin (1992). « Tha », Selected Ambient Works 85-92, Apoloo Records.]