Je sais que cette partie de Vueltas, celle des récits de soi, est plus difficile à recevoir pour mes parents parce que j’y aborde des événements qui ont plus ou moins fragilisé notre histoire familiale, pour les articuler avec, à travers et depuis mon expérience (réelle et écrite) de l’exil. Je sens qu’avec ces récits mes parents (surtout mon père) sont plus prompts à réagir et à vouloir rectifier les faits, non pas dans le but de se justifier ou d’avoir l’air moins coupables, mais pour, je crois, ajuster ma perception. C’est un drôle de dialogue auquel je réagis entre autres ici, dans ces retours sur mes retours.
Après avoir lu le récit de mon second retour, mon père m’a écrit pour me donner quelques détails supplémentaires, corriger ce qu’il a appelé des erreurs et partager avec moi ses impressions générales sur Vueltas. Nommés par lui-même des clarifications, ses commentaires visaient à remplir les trous que je laissais volontairement intacts dans mon récit. Je préfère nommer les vides plutôt que de tenter désespérément de les combler, c’est pourquoi je ne recopierai pas ici les détails de mes oublis. Cependant, selon mon père qui n’a d’ailleurs aucun souvenir de l’étrange no te vayas dont j’ai pourtant été témoin, mes parents avaient convenu de m’inviter au Chili en 2003 parce que, pris entre la fin de mon cégep et le début de mon baccalauréat, je souffrais d’une forte dépression. Selon mon père, cette idée visait à mettre un baume sur cette souffrance et aussi sur notre relation (mais il affirme toutefois que mon coming-out a eu lieu des années auparavant). Il m’avoue plus loin aimer la sincérité de Vueltas, malgré ce qu’il appelle des erreurs menant à de fausses interprétations de la vérité, parce qu’il croit que ce projet m’approche, texte après texte, d’une réalité qu’il qualifie d’ultime : notre exil et notre éloignement du Chili contribuent grandement à révéler les différences et divergences entre les membres de notre famille. En dépit d’avoir cette manie de tenter de s’approcher d’une vérité objective au mépris du fait que nous construisons tous des récits avec les mêmes stratégies utilisées pour créer des fictions, mon père n’a pas tort : notre exil rend effectivement visible la distance qui nous sépare. Je crois aussi que la distance est un espace qui a le potentiel de nous unir.
Le problème avec ces interprétations qui visent à dire la vérité c’est que la moindre erreur dans les faits, les dates et les événements démolit tout le récit et peut dévoiler des intentions parfois malhonnêtes, intéressées ou biaisées derrière cette construction dite réelle. Et de fait, j’ai terminé mon cégep en 2001, pas en 2003, et j’ai fait mon coming-out en 2000 ou en 2001. En 2003, j’étudiais depuis près de deux ans déjà à l’université, période où j’étais plus en paix avec moi-même et avec mes parents. Cela signifie donc que nous sommes peut-être partis au Chili, mon père et moi, en 2001 plutôt qu’en 2003, dans cette période sombre, fraichement sorti du cégep et surtout d’un coming-out violent, d’un conflit important avec mon père et de quelques mois effectivement dépressifs au cours desquels je n’ai d’ailleurs eu aucune aide professionnelle, seulement celle des ami.e.s et de ma sœur. Ou peut-être que mon père a raison : nous aurions bel et bien voyagé au Chili en 2003, donc quelques années après cette tornade identitaire et émotive dans notre famille, pendant une période beaucoup plus sereine – mais alors pourquoi pensait-on que je souffrais à un point tel de me payer un voyage avec mon père? Dune façon ou d’une autre, les dates, les événements, les états psychologiques et les relations familiales ne concordent pas avec les différentes variantes de cette histoire, et je n’ai aucune envie de partir à la recherche de preuves qui donneraient raison à telle ou telle version. Il s’agit d’une guerre vaine, d’un débat absolument stérile qui nous divertirait de ce qui, à mon avis, est le plus intéressant : les différences que l’exil révèle ne sont pas qu’identitaires. Elles logent également dans la façon dont nous construisions nos récits, dans les outils, les formes et le langage que nous utilisons, dans les souvenirs que nous activons pour que nos histoires soient, pour soi-même d’abord et avant tout, suffisamment convaincantes, de manière à ce que nous puissions donner un sens à ce que nous avons vécu. Ce sont ces différences-là qui m’intéressent, et c’est pourquoi je reviens obstinément à mes récits, à débuter par celui à l’origine même de nos différends familiaux, celui de notre exil.